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Marquise des Anges

Ecrits et cris, émois et moi, des mots des démons

Autumn leaves

Autumn leaves

Allongée dans la pénombre, dans cette maison qui fut le rêve de mes parents, je songe à ce futur imparfait qui veut me voler mon passé.

Ce matin, toute de noir vêtue, j’ai accompagné maman à sa dernière demeure.

J’étais seule bien sûr, il y a si longtemps que tout le monde nous a tourné le dos. Peur de la différence, indifférence, manque de temps. Peur de la folie, cette maladie qui repousse tous ceux qu’elle aime, cette malédiction qui noie dans l’oubli et dans la haine tout ce qu’il y a de beau dans une personne.

Au crématorium malgré tout, j’ai tenu à lui lire ce texte que j’avais écrit pour elle, pour lui dire une dernière fois que je l’aimais de tout mon cœur, et qu’en dépit de ce que la vie et la maladie nous avaient pris, elle resterait à jamais présente en mon souvenir, elle qui m’a tout donné avant de tout me reprendre.

Je ne savais pas quelles musiques elle aimait. Mais je me suis souvenue que lorsque j’étais petite elle chantait « Autumn leaves » à chaque repas de famille, de sa voix tremblotante fragile et mal assurée, tellement émouvante.

C’est donc au son d’Edith Piaf qu’elle est partie doucement.

Je n’ai pas pleuré. Je souriais car je la voyais, blonde et porcelaine, cette petite anglaise que j’avais appelée maman. Elle me regardait, et me murmurait à l’oreille des mots de réconfort, qu’elle était heureuse de nouveau, qu’elle avait retrouvé son amour, et qu’à eux deux ils prendraient grand soin de mon petit Antoine, mon bébé mort avant d’avoir pu aimer la vie.

Ma main tremblante a lâché sur le cercueil cette ultime rose rouge, comme une larme de sang qui jamais ne s’évaporerait.

Et puis je suis repartie. J’ai dû faire tout le chemin dans le brouillard, mais en arrivant j’ai eu le plaisir de voir que la maison émergeait de cette bouillie grise, et que le soleil réchauffait ses vieux murs lézardés.

Je me suis attardée à l’extérieur, irrésistiblement attirée par ce vieux banc que j’avais toujours connu, et pensant à toutes les culottes qu’il avait usées.

Le pantalon de toile de pépé, retenu par ses bretelles, agrafé aux chevilles par des pinces pour qu’il ne se prenne pas dans la chaine de l’antique bicyclette.

Le pépé revenant au petit matin de la ferme, arborant fièrement son pot de lait frais. Chaque fois il s’arrêtait, rangeait le vélo puis s’asseyait sur le banc pour fumer une de ses gitanes maïs.

Je venais m’asseoir à côté de lui et l’écoutais me raconter la vie de cette bourgogne qui l’avait vu naître, me raconter ses coutas et ses coutignas, l’alambic et le tilleul qui séchait dans la chambre du bas.

Le pantalon de velours de papa, tout râpé aux fesses, avec son feu de plancher. Papa avec son marcel et son béret, buvant à la bouteille le vin rouge produit par son ami Gigi, riant de voir sa trogne si rouge. Papa titubant jusqu’au banc et s’endormant dessus en plein soleil, puis s’éveillant en sursaut, assailli de bisous par sa Daphné.

Papa la renversant sur le banc et l’embrassant à pleine bouche, et elle riant, et criant « Darling, no, pas devant la kid, c’est shocking ! », et m’enjoignant de me retourner pour ne pas voir ça.

Moi enfin, et mes robes à fleurs, allaitant Antoine, l’enfant du bonheur, tandis qu’Henry me faisait des bisous dans le cou. Daphné, au loin, taillait ses rosiers…

La roseraie… j’ai levé les yeux pour vérifier, mais non, elle n’existe plus. Ce n’est plus qu’un espace sans vie, un carré de terre où plus rien ne pousse. En perdant la tête, Daphné a perdu le goût de tout, et les couleurs lui sont devenues insupportables. Elle a vécu une fin de vie en noir et blanc.

Et pourtant… comme elle chérissait ses Pullman Orient Express, ses Arielle Dombasle et autres Pierre de Ronsard. De ses mains délicates elle ôtait les roses flétries, puis taillait avec précision, un œil, deux yeux, pour s’assurer de multiples floraisons au cours de la saison. Et chaque soir nous faisions l’inventaire, respirions le parfum des roses anciennes, prenions des photographies à n’en plus finir, en prévision des hivers sans fleurs.

Le jardin aujourd’hui n’est pas vilain, mais il n’y a plus de fleurs, juste des arbres, ce hêtre majestueux qui abrita mes jeux d’enfant et les aventures de mes poupées, ce bouleau aux taches blanches qui m’intriguaient tant, et dont j’ai si souvent arraché les écorces pour en faire d’éphémères radeaux, et les chênes millénaires qui au souffle du vent me confiaient des histoires venues de l’autre côté de la terre.

Des sanglots montent à ma gorge, et éclatent en un râle animal, puis en un hurlement de femme blessée.

Comment tant de beauté, tant de joies de vivre ont-elles pu ainsi s’envoler pour ne laisser que la tristesse et la désolation ?

J’entends les rires d’Antoine. Mon tout petit, mon adoré, qui court après ce ballon qu’Henry lui a ramené d’Angleterre au terme de son dernier voyage.

Je tourne la tête un instant pour verser l’eau bouillante sur les feuilles de thé et de menthe fraiche. Nous sommes si bien en cette fin d’après midi, quiétude familiale des jours d’été qui coulent lentement et sereinement.

Un crissement de pneus sur le gravier, le bruit d’un choc mou, le hurlement d’un homme. Une portière claque, des pas se précipitent, Daphné qui hurle à son tour et s’écroule… je lève les yeux et découvre cette scène qui à jamais hantera mes jours et mes nuits.

Antoine git au sol, son petit corps sans vie mutilé par les roues de l’énorme 4x4 de Daphné, sa dernière folie. Henry à terre, hagard, berçant désespérément son fils, criant, ne voulant croire à l’horreur. Daphné, les yeux révulsés, encore plus blanche que d’habitude.

Je me suis précipitée, je pleurais, je hurlais, je ne voyais que des taches rouges, j’ai repoussé tout le monde, voulu faire du bouche à bouche à Antoine, ce n’était pas possible, non, pas mon enfant…

Je ne sais pas comment j’ai survécu. Les années suivantes ont été un long cauchemar, une suite de dépressions, de crises de larmes interminables, de maisons de repos, de tentatives de suicide, d’asiles psychiatriques, de somnifères et de spécialistes en tous genres.

Et puis la vie a repris ses droits. Henry était reparti vivre en Angleterre. Il a bien fallu que j’accepte de m’occuper de Daphné, devenue folle de douleur et de culpabilité.

Deux ans de silence et d’aliments blancs.

Et la libération, enfin, jeudi dernier. Désormais Je peux faire ce que je veux, plus personne ne compte sur moi.

Je peux enfin réaliser mon rêve, faire revivre cette maison, la remplir à nouveau de rires d’enfants et d’odeurs de tartes tatin et de feux de bois.

Ou me laisser mourir sur ce lit.

Je déciderai demain.

Joy 3.0

27 Novembre 2013

*Tous droits réservés *

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T
Vestiges du passé, de sourires et de larmes, du rire au drame, avec ces scènes en sepia du temps jadis où tout coulait plus lentement, où les choses faisaient plus sens. Et comme un moment solennel qui fait resurgir ces instants gravés, elle s'échappe enfin de cette touchante mais encombrante mémoire. Mais peut-elle tout à fait s'envoler ou les ailes sont-elles brisées ? ...
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M
Merci pour tes mots très cher Thot. J'espère que tu as conscience que je n'avais pas prévu de donner de suite à cette photographie, qu'elle s'inscrit dans un instant fait d'odeurs, de sentiments, d'émotions et de couleurs. Mais la question est intéressante : quelle dose de malheurs et de douleurs faut il pour briser quelqu'un qui a été si parfaitement heureux auparavant ? Un jour, peut être...