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Marquise des Anges

Ecrits et cris, émois et moi, des mots des démons

Solitudes 1 - Roger

Ce furent les grésillements de la radio qui le tirèrent de sa torpeur. Décontenancé, il se passa vigoureusement les mains sur les yeux, et se massa les tempes pour tenter de revenir à une pleine conscience.

Il était parti si loin. Bien sûr, ça n’aurait pas été pareil s’il avait eu quelqu’un à qui parler.

Au bout de quelques instants, rassemblant ses forces et son courage, il se leva, débarrassa son bol vide, ses couverts, son verre. Il mit le tout dans l’évier.

« Je ferai la vaisselle demain. »

Puis il reboucha la bouteille de bourgogne qu’il avait entamée pour son repas, et la rangea consciencieusement sur le petit meuble à côté du frigo.

« Faudra que je pense à la vider dans le vinaigrier si je la termine pas demain soir. »

Il était fatigué, et n’avait pas vraiment envie de faire le tour de sa petite maison de ville pour fermer tous les volets. Néanmoins il prit sur lui.

« Quand il faut il faut, c’est ce que m’a appris maman, elle ne serait pas tranquille si je laissais les volets ouverts. Et puis je m’en voudrais de me faire cambrioler juste par négligence. »

Il n’y avait rien à voler chez lui pourtant. Son poste de radio commençait à se faire vieux, et pourtant il préférait l’utiliser plutôt que de regarder la télé. Sa nouvelle télé couleurs, oui, ça c’était un truc qu’on pourrait lui voler. Et la collection de 78 tours que lui avait léguée Tonton François.

Cette tâche barbante effectuée, il monta le petit escalier qui menait à sa chambre et à la salle de bains mansardée.

Il restait ces volets là à fermer. Mais d’abord il ouvrit en grand la fenêtre, alluma une gitane maïs, la cigarette plaisir, celle qu’il s’accordait chaque soir avant de se coucher. Il tira sur le cylindre jaune avec délectation, savourant cette sensation de plaisir intense, la fumée qui envahissait doucement ses poumons. Il retint un instant sa respiration, par habitude, histoire de s’intoxiquer pour de bon. Puis laissa la fumée s’évader par le nez, dans une longue expiration. Bordel que c’était bon. Il en mourrait, sûrement. Mais de ça ou d’autre chose, quelle importance ?

D’une pichenette il envoya le mégot voler de l’autre côté de la rue. Il entendait déjà la voix perçante de Madame Gaudin, le lendemain matin « ce salopiaud, y pourrait mettre ses mégots à la poubelle ! », et il ne put retenir un ricanement. Cette vieille sorcière, qu’elle lui foute la paix !

Machinalement il porta ses doigts à ses narines, pour respirer une dernière fois l’odeur forte du tabac incrustée dans sa chair. Puis il ferma les volets, laissa la fenêtre ouverte « faut dormir la fenêtre ouverte » disait maman, et commença à se déshabiller.

Il déboutonna un par un les boutons de sa chemise de flanelle, fit passer les bretelles par-dessus ses épaules, et enfin retira la chemise, qu’il rangea soigneusement sur son valet.

Puis, les bretelles pendantes, en tricot de corps, il passa à la salle de bains pour se brosser les dents.

Il se regarda dans le miroir sans complaisance. « C’que t’es moche. Tu t’laisses aller, regarde moi ce double menton, ce front dégarni, ces dents jaunies. Pas étonnant que Suzanne ait préféré partir. T’es vieux, t’es moche, tu sais rien faire de tes 10 doigts. Pauvre type… »

Son examen terminé, il se retourna, souleva le battant des toilettes, et se prépara à pisser. La douleur le prit par surprise. Une violente brûlure qui rapidement rayonna dans tout son bassin et ses reins. Il ne put réprimer un cri. « Merde, mais qu’est ce que j’ai fait encore !? », et dût s’appuyer contre le mur le temps de reprendre ses esprits.

Quand il ouvrit les yeux il avait la joue contre le carrelage de la salle de bains, et il était coincé entre les chiottes et le lavabo, le pantalon sur les chevilles, le cul à l’air. Il avait froid et se demanda ce qu’il faisait dans cette attitude ridicule. Ah oui, la douleur, fulgurante, insupportable. Il n’osait pas bouger.

Il resta un moment ainsi, faisant mentalement le tour de ses abattis, essayant de remuer les doigts, les poignets, les pieds, les genoux, le cou… Tout semblait en ordre. S’armant de courage, il entreprit de se relever doucement. Il se retrouva assis sur le sol, le cœur battant. Ca avait l’air d’aller. D’un battement de pieds il se débarrassa de son froc, et, prenant appui sur les toilettes et sur le lavabo, il se redressa sur ses jambes. La douleur avait disparu. Plus de peur que de mal. Mais il faudrait quand même qu’il pense à en parler à Gautier lors de sa prochaine consultation.

Machinalement, il ramassa et plia son pantalon, puis se mit enfin au lit. Il regarda l’heure. Il était resté 10 mn dans la salle de bains. Donc peut être 3 mn inconscient, à tout casser.

Il régla son réveil sur 6h du matin, grosse journée demain, il devait aller rencontrer un client à Paris et prévoyait de prendre la micheline de 7h04.

Il sombra dans un sommeil sans rêve.

Roger n’alla pas tout de suite consulter son médecin de famille. Il y avait trop à faire. Jamais de répit. Les endives demandaient beaucoup de soin, et puis il fallait préparer la terre pour le printemps, tout retourner pour venir à bout des mauvaises herbes, aérer, et être prêt en temps et en heure pour les semailles.

Son jardin n’était pas bien grand, mais il était sa fierté, il aimait à y passer ses après midis, bêchant, suant, s’activant… Ne pas réfléchir surtout, ne pas penser au vide de sa vie depuis que Sa Suzanne l’avait quitté.

De temps à autres, il allait rendre visite à son cousin Maurice. Au volant de sa vieille Ami 6 il traversait la Seine-et-Marne, de Dammarie à Claye-Souilly. Il y restait tout le week-end, il était toujours si bien reçu. Les journées se passaient à table, à savourer la délicieuse cuisine de Rose, à échanger des souvenirs d’enfance, des souvenirs de jeunesse. Et puis il y avait Evelyne, sa filleule, qu’il aimait comme sa propre fille. Cette fille que Suzanne avait fait passer, un soir d’hiver, parce qu’il ne se sentait pas près pour être père. Cette fille morte sans être née, qui finalement les avait séparés.

A cette pensée il serrait la petite Evelyne dans ses bras, et lui faisait un bisou sur la joue. Il n’avait qu’elle. Il passait le plus de temps possible avec elle, lui expliquant comment il cultivait ses endives, et imaginant tout ce qu’il allait planter dans son jardin. A l’été il lui amènerait un bouquet de dahlias.

L’été fit place à l’automne. Roger finit par s’apercevoir qu’il pissait de moins en moins souvent. Faut dire que ça le brûlait. Il se décida à aller voir le docteur Gautier.

« Ouhlà mon vieux Roger qu’est ce qu’il t’arrive ? Monte un peu sur la balance, dis voir, on dirait que t’as sacrément maigri ! »

En un an il avait perdu 17 kg. Pourtant il n’avait pas changé son régime alimentaire.

Oui c’est vrai ses pantalons étaient un peu plus larges, ses chemises tiraient moins sur le ventre.

« Bon, mon gars, je suis inquiet là, je vais te faire passer des examens en urgence, ça va pas du tout, t’aurais dû venir me voir depuis longtemps.»

Oui, mais il y avait la routine, le jardin, et puis pas vraiment envie de savoir.

Roger fut hospitalisé le lendemain soir. Insuffisance rénale. Dans la nuit ses reins s’arrêtaient de fonctionner. On le mit sous dialyse.

Ses cousins, prévenus par l’hôpital, vinrent lui rendre visite dans la semaine. Maurice était là, avec Rose bien sûr, Jean-Louis et Marianne aussi. Ils passèrent l’après midi ensemble, comme si de rien n’était, ils jouèrent aux cartes, échangèrent des nouvelles et des blagues.

En partant, Jean-Louis et Maurice demandèrent au médecin ce qu’il en était. Oui ils avaient le droit, ils étaient sa famille la plus proche.

Roger était en train de mourir. Cancer généralisé.

« Si d’autres proches veulent le voir, ils feraient bien de se dépêcher ».

Maurice et Rose revinrent la semaine suivante. Seuls. Evelyne avait trop de devoirs et n’avait pas pu venir. Il faut dire qu’ils n’avaient pas osé lui dire à quel point l’état de son parrain était grave.

« Vous avez eu raison, elle viendra une autre fois, faut la laisser profiter de sa jeunesse, la gamine ».

Il n’y a pas eu de prochaine fois. Roger est mort le week-end suivant, à tout juste 55 ans, emporté par sa négligence. Il n’a jamais pu sortir de terre ses géraniums pour les remettre à la cave.

Moi j’ai passé une bonne partie de ma vie à culpabiliser de ne pas être allée le voir ce jour là. Roger le timide, Roger l’adorable, toujours souriant. Je n’ai jamais su quelle était sa souffrance, pourquoi il était seul, s’il aimait ça, ce qu’il faisait de ses soirées.

Bien des années plus tard je suis allée sur sa tombe, à Dammarie-Les-Lys (petite, je croyais que c’était Dame Marie l’Hélice). J’y ai planté un petit rosier blanc. Dans la terre du rosier, une lettre. Ma lettre à Roger, mon premier disparu, ma première étoile au firmament des regrets.

Je lui disais que je l’aimais.

Joy 3.0

29 Janvier 2014

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